Cyril Arnaud

Axio

Philosophie des valeurs

φ

Après avoir considéré le monde,
Le nihiliste laisse tomber cette terrible sentence :
Rien n’a de valeur

Ni le bonheur, ni l’existence même de l’homme
Et de même pour le reste : tout pourrait disparaître
Sans regrets !

Que lui répondre ?
Est-il possible de lui montrer que quelque chose au moins,
Ait une quelconque valeur ?

Difficile, car personne ne s’accorde :
Pour l’un ce qui a une valeur, c’est l’ordre
Pour l’autre le désordre
L’un aime les voyages, l’autre préfère la lecture
Certains crient « vive la patrie ! », d’autres « vive la liberté ! »
Tel aime la nature dans laquelle il se promène, tel autre la détruit

Nul consensus, nulle évidence donc,
Dans le domaine des valeurs

Certains accordent même une valeur à la violence
Aiment nuire, faire souffrir
Le mal est lui aussi objet d’amour !

Qu’est-ce qui a réellement une valeur ?
Que répondre au nihiliste ?
Voici surgir le problème le plus obscur :
Le problème des valeurs

Comment le résoudre ?
Comment trouver ce qui a une valeur réelle ?
Quelle méthode suivre ?

Probablement en nous intéressant à un problème antérieur,
Plus fondamental encore :
Qu’est-ce qu’une valeur ?

On parle de différents genres de valeur :
Les valeurs économiques, morales, esthétiques, religieuses…
Mais ce que je cherche, c’est la valeur de la morale, de la religion, de l’art, etc.
Et la valeur de la morale n’est pas elle-même une valeur morale
Ni la valeur de l’art une valeur esthétique…

La pluralité des choses qui ont une valeur n’entraîne pas la pluralité des valeurs
Ainsi la valeur n’a de sens qu’au singulier
Ce qu’il faut chercher, c’est ce qu’est cette valeur, au singulier, unique,
Que sont susceptibles d’avoir toutes ces choses.

De même par valeur, il n’est pas question ici de ces qualités
Que l’on prête à un objet ou une personne.

« Il est gentil », « ce marteau est solide », « ce cheval est rapide ».
La question de la valeur n’a pas avancé d’un pouce par de tels jugements.
La véritable enquête doit examiner si ces qualités
Gentillesse, solidité, vitesse… ont une valeur.

Ainsi la valeur se situe sur un autre plan, supérieur à celui des qualités,
Un plan « meta qualitatif »

De même, la valeur n’est pas le bien, ni la fin.
C’est sous le titre de bien suprême, ou de souverain bien, ou de fin ultime
Que la tradition philosophique a cherché ce qui a le plus de valeur.

Mais c’est là oublier que la valeur suprême pourrait ne représenter
Rien de bon pour nous : elle pourrait constituer un danger pour nous,
Nous nuire, s’il s’avérait que la valeur suprême était le mal ou le néant
Un résultat possible de notre enquête, hélas !
Auquel cas il serait impropre de l’appeler bien suprême ou fin ultime.
Il est possible que la valeur suprême soit pour nous un bien ou une fin,
Mais rien ne nous autorise à le postuler dès le départ

De même, chercher la valeur, ce n’est pas
Chercher le sens – trouver le sens de la vie
Car peut-être que ce qui a une valeur, c’est l’absurde

Et ce n’est pas parce que je trouve un sens à ma vie
Par exemple, une activité qui m’épanouisse
Que la valeur de ma vie est fondée en quelque mesure par là

De même, la recherche sur les valeurs ne relève pas de la morale :
En quoi la valeur d’une œuvre d’art, ou d’un fruit, concerne-t-elle la morale ?
En revanche, la morale repose, ultimement, sur cette enquête
En effet, lorsque l’on cherche le fondement de la morale,
Ce que l’on cherche à établir, c’est la valeur de la morale,
Ou que le bien a plus de valeur que le mal

Il ne suffit pas d’établir que la morale est bien un devoir
Ou que la morale nous rend heureux
Car l’on pourra toujours nous répondre :
Ce qui a une valeur, c’est violer nos devoirs
Ou : ce qui a une valeur, c’est la disparition de l’homme,
Et avec lui, son aspiration au bonheur !

Nous le voyons : beaucoup de confusions
Les mots s’enchevêtrent, sont pris l’un pour l’autre
De sorte que le problème des valeurs n’a pu être résolu
Peut-être parce qu’il n’a jamais été posé

Alors, qu’est-ce que la valeur ?

Partons d’une définition provisoire :
Avoir une valeur, c’est être digne d’amour
Et occuper une place élevée dans la hiérarchie de toutes choses.

Par la suite nous la modifierons peut-être
Il se pourrait que la conclusion d’une telle recherche soit précisément
Une redéfinition de la notion de valeur

La question : qu’est-ce qui a une valeur ?
Devient donc : qu’est-ce qui est digne d’amour ?
Et : qu’est-ce qui occupe une place élevée dans la hiérarchie ?

Quelle méthode pour cette enquête ?

Certaines méthodes ne sont que
Des chemins qui ne mènent nulle part
Lesquelles ?

Cet arbre, si l’on me demande : « de quoi est-il fait ? »
Je saurai répondre : de bois.
Mais si l’on me demande : « a-t-il une valeur ? », je ne sais quoi dire,
Ni quel outil utiliser pour répondre à cette question.
Car ce n’est pas en le coupant avec une hache, ni en le sciant,
Que quelque chose comme une valeur nous apparaîtra comme par magie

De même, j’aurai beau opérer toutes les expériences possibles sur une lampe,
La démonter, la soumettre à un courant électrique, etc…
Il ne semble pas que je puisse trouver sa place dans la hiérarchie
En revanche, je saurai comment elle fonctionne, de quoi elle est composée, etc.

Ainsi ce n’est pas par l’expérience que l’on peut découvrir la valeur d’une chose.
L’expérience peut nous apprendre ce qu’est une chose,
Nous donne des renseignements précieux sur son essence
Ou son fonctionnement, mais rien sur sa valeur.

Ce qui est heureux, car si tel était le cas,
Nous ne pourrions savoir que le meurtre est haïssable,
Tant que nous n’aurions pas expérimenté la chose
En tuant de nos propres mains,
Et la morale ne pourrait être professée que par les assassins

De même, ce n’est pas en identifiant telle ou telle qualité dans la chose
Que nous résoudrons le problème des valeurs.
L’arbre est utile car son bois permet de nous chauffer
On n’a fait que remplacer quelque chose dont la valeur est non fondée – l’arbre
Par quelque chose dont la valeur est non fondée – l’utilité.
Certains soutiennent que ce qui a une valeur, c’est l’inutile
Et si nous répondons : l’utilité a une valeur, car cela rend l’homme heureux,
Cela ne ferait que reporter le problème. Car on nous demanderait alors :
En quoi est-ce que le bonheur de l’homme a une valeur ?
Ce que nie le nihiliste.
Ainsi la méthode qualitative renvoie à une régression à l’infini.

Lorsque donc nous rencontrerons quelqu’un qui aime une chose,
Nous pourrons nous « payer le luxe » de lui concéder que toutes les qualités
Sont présentes en cette chose (belle, bonne, indispensable, enrichissante, etc.),
Mais à cet homme étonné nous devrons ajouter :
« Mais en quoi est-elle aimable pour autant ? »

Et si nous nous reposions, tout simplement, sur l’évidence ?
N’est-il pas évident que le plaisir a plus de valeur que la douleur,
Que le bien vaut mieux que le mal ?
Celui qui le nie n’est-il pas simplement de mauvaise foi ?

En fait, toute évidence de ce type se dissout d’elle-même dès qu’elle est formulée
Ainsi, il paraît évident que l’aventure est préférable à la routine,
Mais dans les faits, assiste-t-on à des départs en masse à l’autre bout du monde ?
Ou que la richesse est préférable à la pauvreté : mais certains fuient
Les biens matériels, pour vivre en ermites dans le dépouillement le plus complet
Et certains n’éprouvent qu’ennui dans les musées.
Telle société condamne les amours libres, telle autre l’approuve.
Ce désaccord va jusqu’à opposer les hommes d’une même société,
D’une même région, d’une même ville, d’une même famille.
Et enfin, chacun en lui-même se contredit,
Accordant soudain une valeur à ce qui, hier encore, l’ennuyait profondément
C’est là la vérité essentielle du relativisme :
Nulle évidence dans le domaine des valeurs !

Aura-t-on plus de chance en interrogeant un spécialiste ?
Si nous cherchions la valeur de la danse, qui saurait nous répondre ?
Celui qui n’a jamais pratiqué un tel art, et qui reste pesant et disgracieux ?
Ou un danseur expérimenté ?
Et la valeur d’un tableau : interrogera-t-on un grand maître,
Ou un gribouilleur, qui ne produit que de vulgaires croûtes ?

Mais quelle est la différence entre le spécialiste et le néophyte ?
Sinon que le premier a bien plus d’expérience que le second en son domaine
Or rappelons que l’expérience ne nous renseignait en rien
Sur la valeur d’une chose, mais seulement sur ce qu’elle est, son essence.
Le danseur expérimenté sait donc bien mieux que nous ce qu’est la danse
Lui la vit, dans sa chair même, et il sait comment chaque muscle
Doit se mouvoir, chaque articulation se plier, afin de nous charmer.
Et il parvient, à force d’exercice, à en connaître les mille secrets.
Mais même à ce stade d’expertise, il en ignore, tout comme nous, la valeur.

D’autre part, s’il faut laisser la parole au spécialiste,
Alors qui mieux que le spécialiste des valeurs est à même de juger des valeurs ?

Ces quatre méthodes ne seront donc jamais
Que chemins qui ne mènent nulle part :
Le recours à l’expérience, la recherche des qualités,
La saisie des évidences, et l’interrogation des spécialistes

Et toujours chez nos interlocuteurs,
Nous les retrouverons et les congédierons

Nous voilà égarés, semble-t-il
Mais déjà certaines choses nous apparaissent
Dans notre rencontre avec le relativisme

Dont ce point essentiel :
A tout jugement de valeur s’oppose un jugement de valeur égal
Puisqu’aucun d’eux n’est fondé.
Ce pourquoi il y a problème : le problème des valeurs

Et que toute chose, même la plus absurde ou cruelle
Est aimée par quelqu’un

Voici un spectacle fascinant, qui a de quoi nous laisser perplexe
Et pourtant c’est de nous dont il s’agit :
C’est le spectacle de l’homme aimant, en ses mille amours !

De là cette terrible conséquence :
Nous devons suspendre nos propres jugements de valeur
Puisque ceux-ci, sans fondement, n’ont aucun poids

Par conséquent, il nous faut arrêter de condamner
Ce qui nous paraît méprisable et de louer ce qui nous paraît aimable.
C’est là un état d’esprit assez singulier, car il s’agit en quelque sorte
De devenir comme une éponge, qui n’aime et ne méprise rien

C’est l’exact contraire de l’état d’esprit du dogmatique, qui adhère
Au premier degré à ses jugements de valeurs, en quelque sorte englué en eux.
Il vit tout entier confiant dans les fins qu’il s’est fixées,
Rien n’a jamais ébranlé la substance de sa vie
Il coïncide avec lui-même, ne connaît pas le doute.
Le problème des valeurs ne lui apparaît même pas en tant que tel.
Ce n’est pour lui qu’un problème théorique,
Un simple divertissement pour occuper les esprits oisifs.

Il est inutile d’exposer notre projet à un tel homme
Il ne peut qu’être irrité par une telle recherche, ne supportant pas
De voir la valeur de ce qu’il aime passée à la question,
Et rejettera toute conclusion qui n’aille pas dans le sens de son amour.

Le dogmatique peut devenir militant, s’il consacre sa vie
A ce à quoi il accorde arbitrairement de la valeur, sous le mode de l’action.
Dans cet engagement, son rapport au monde devient
Celui de l’indignation perpétuelle.
Il tente de masquer son impuissance à fonder la valeur de ce qu’il aime
En protestant énergiquement et sans discontinuer contre
Les jugements de valeur qui lui semblent choquants, absurdes, scandaleux, etc…

Il tentera de nous émouvoir et de nous convaincre du bien-fondé de sa lutte
En utilisant toutes les ressources rhétoriques irrationnelles dont il dispose
Il versera des larmes, dressera un index accusateur, sa voix tremblera
Sous le coup de l’émotion.
Mais cette indignation, si elle peut séduire un instant, ne peut convaincre
Car elle sonne creux, du fait qu’elle ne porte en elle-même aucun argument.
Mais nous, à présent, nous ne nous laisserons plus intimider
Par quelque chose de ce genre.

Que de conclusions tragiques sont possibles, dans notre recherche !
Que ferons-nous si nous découvrons que rien n’a de valeur,
Ou que ce qui a une valeur, c’est le mal ?
Pourrons-nous supporter un tel résultat ?
Aurons-nous le courage de l’accepter, ou le fuirons-nous ?
Une angoisse profonde doit donc accompagner chacun de nos pas,
Car ce qui est en jeu, c’est ce qu’il y a de plus grave.

Une suspension angoissée de nos jugements de valeur,
Voici donc l’état d’esprit auquel nous devons parvenir,
Si nous voulons affronter authentiquement le problème des valeurs.

De cette manière au moins, dans notre enquête
Nous ne nous laisserons pas influencer par nos préjugés
Et resterons impartiaux

Le relativisme nous éclaire donc, mais c’est un point de départ
Il ne met pas fin à la recherche des valeurs, mais l’initie :
A tout jugement de valeur s’oppose un jugement de valeur égal
Pour le moment

Si notre époque est relativiste, cela ne signifie pas que
Le relativisme est la seule doctrine des valeurs aujourd’hui valide
Mais que ce qui prime aujourd’hui, c’est la cacophonie
De toutes les hiérarchies de valeurs qui s’affirment haut et fort
Dans la violence et le bavardage.

Relativisme, fanatisme, patriotisme, cosmopolitisme…
Notre monde n’apparaît pas comme celui de la perte du sens,
Mais celui de l’affirmation de tous les sens possibles.

De là vient l’angoisse contemporaine :
Du sentiment inconscient que les valeurs en lesquelles nous croyons,
Et que nous défendons, parfois les armes à la main,
Ne sont en aucun cas fondées

L’absence de tout fondement affecte toutes les doctrines axiologiques :
Relativisme, subjectivisme, nihilisme, n’apparaissent pas plus fondés
Que l’objectivisme des valeurs.
L’impuissance de l’objectivisme n’est pas une confirmation du relativisme.

L’impuissance post-moderne est si profonde
Que le jugement « il n’y a de valeur que relative »
Est aussi peu fondé pour le moment
Que le jugement inverse « il existe des valeurs absolues ».

De même, le nihilisme est inapte à fonder l’idée que « rien n’a de valeur » ;
L’absence de toute preuve de la valeur de la vie n’est pas en elle-même
Une preuve de la valeur négative de la vie.

Surtout ce qui nous apparaît, c’est ce phénomène :
L’oubli de la valeur
Confondue avec des concepts voisins : bien, fin, qualité…
Question trahie –et donc close- dès sa plus antique formulation

Et en voici un nouveau signe :
L’oubli de ce plaisir pris à la valeur d’une chose,
Le plaisir axiologique.

L’existence et la nature d’un tel sentiment tombe pourtant sous le sens :
Lorsque je pense que quelque chose a une grande valeur, est digne d’amour,
Alors quand j’aurai un rapport, quel qu’il soit, à cette chose
Je ressentirai un vif plaisir.
Par exemple, une promenade en forêt, pour l’amoureux de la nature.

On peut même imaginer que le soi-disant plaisir esthétique
Que suscite en nous la beauté d’une chose
Soit en réalité plaisir axiologique, engendré par sa valeur.

Je pense que la force a une valeur
Je prends plaisir à contempler cet homme à la mâchoire carrée
Ou les flots déchaînés par la puissance de la tempête

Je pense que la joie a une valeur
Je la retrouve avec plaisir dans le gazouillis des oiseaux de ce jardin
Ou dans le sourire de la Joconde

En réalité, ce n’est pas la beauté de la chose que j’apprécie,
Mais la chose elle-même, ou une partie de celle-ci.
Comme souvent nous n’aimons pas l’objet en entier - le lion par exemple,
Mais seulement l’un de ses aspects, - sa puissance, sa crinière…
Nous pensons -à tort- qu’il faut supposer en lui une qualité,
Différente du point de vue ontologique : la beauté.

Notre regard redouble inutilement la réalité
En un sens, il est platonicien
Au final la beauté apparaît comme une redondance inutile :
Il n’y a pas de « beau », il n’y a que des contenus de sens
Que nous aimons ou n’aimons pas !

Ainsi lorsque deux esthètes sont en désaccord à propos d’une œuvre
Ce n’est pas parce que l’un aurait vu une qualité mystérieuse, la beauté
Qui n’apparaîtrait pas à l’autre, pour on ne sait quelle raison.
Ni parce que « le beau est subjectif ».
C’est parce qu’une œuvre présente une multitude de contenus de sens :
Un sujet, une époque, une technique, des couleurs, une conception de l’art, etc.
Et que le premier accorde à l’un d’eux une valeur, tandis que le second la nie.

Autrement dit : le soi-disant désaccord esthétique est en réalité
Désaccord axiologique.
Et lui peut être tranché, si l’on parvient à résoudre le problème des valeurs.

On peut trouver belle la couleur rouge, mais lui accorder une valeur,
N’est-ce pas curieux ?
Voilà qui ne surprendra que celui qui n’a pas compris que
Tout était aimé de l’homme, y compris la matière
Y compris la froide solidité du marbre ou du granit.

Certains aiment la matière pour elle-même,
D’autres pour des qualités spirituelles qu’elle leur évoque
Comme la sérénité pour la montagne, ou la terreur de l’orage.

Tous ces plaisirs et déplaisirs peuvent s’expliquer sans
Recourir à la notion de beauté ou d’esthétique.

Maintenant, comme il y a une myriade de contenus de sens dans une œuvre,
On ne sait jamais lesquels seront repérés par le spectateur et portés à
L’appréciation d’un jugement de valeur :
Une infinité de contenus de sens peuvent être choisis
Et opposés par le spectateur.

De cette lutte en notre esprit des contenus de sens
Pour la détermination de la réaction finale de plaisir et de déplaisir,
Il faut admettre qu’elle nous échappe.
Nous ne pouvons donc pas calculer mathématiquement
Si une œuvre nous plaira ou non.

Mais cette complexité ne remet rien en cause :
Il n’en reste pas moins que c’est bien la valeur,
Et non la beauté des contenus de sens
Qui détermine s’il y a ou non plaisir.

L’art ne perd rien de la disparition de l’esthétique
L’œuvre d’art apparaît maintenant comme une chose susceptible
De présenter des contenus de sens ayant une grande valeur
Les musées sont des lieux où peuvent se vivre des expériences de valeur,
Parfois déconcertantes !

Ainsi voici la valeur qui ressurgit
De l’oubli dans lequel elle avait sombré
Mais on ne peut parler d’oubli, ni de perte,
De ce qui ne s’est jamais présenté comme souvenir, ni comme gain.

Voici, en tous les cas, les pièges et chausse-trappes
Qui attendent les imprudents
Engagés dans cette téméraire entreprise :
La recherche de la valeur !

A notre tour, aventurons-nous, en progressant à tâtons
Y a-t-il autre façon d’avancer dans la nuit la plus noire ?

Demandons-nous donc :
Où chercher la valeur des choses ?

Dans l’objet ?
Notre enquête a montré
Qu’il était vain et naïf de chercher la valeur dans l’objet
Comme si en sciant l’arbre, celle-ci nous apparaîtrait

Et le relativisme de notre époque résulte probablement
De l’échec millénaire de l’objectivisme des valeurs

Peut-être serait-il plus pertinent de tourner notre regard en dedans,
Et chercher la valeur en nous-mêmes.
Et si la valeur résidait non pas dans l’objet, mais dans le sujet qui le contemple ?
Peut-être est-ce l’être humain qui donne sa valeur au monde…

Voici la théorie qui doit être examinée :
L’homme ne se contente pas de projeter à tort, comme une fiction,
La valeur des choses, mais il la crée réellement, c’est-à-dire que
La valeur devient aussi réelle que la chose à laquelle elle est attribuée.
L’homme crée la valeur, comme le sculpteur crée une statue
Ou le peintre un tableau

Ce n’est donc pas que le monde est vide de valeur
Comme le prétend le nihilisme,
C’est qu’il est vide de valeurs subsistantes par elles-mêmes,
En soi, dans les choses.
Mais il est plein de valeurs données par l’homme aux choses.

D’abord, comment un tel prodige est-il possible ? Croit-on qu’en se mettant
Devant un objet et en se concentrant, une valeur va sortir de notre tête,
Traverser l’air et venir s’incarner dans la chose ?
Cette idée de la donation des valeurs ne relèverait-elle pas
De la pensée magique ?

En supposant même que cette donation soit possible,
Cela ne s’oppose pas au nihilisme, ne le contredit pas.
Puisqu’elle lui concède que les choses n’ont pas par elles-mêmes de valeur.
Si c’est à l’homme de donner une valeur, c’est que le monde est dénué
De toute valeur ; or c’est là précisément ce qu’affirme le nihilisme.
La seule manière d’affronter le nihilisme, c’est de contredire ce qu’il affirme,
En montrant que le monde a, en lui-même, par lui-même, une valeur.

Enfin, n’est-ce pas là le signe d’un orgueil humain inouï,
D’un anthropocentrisme absolu ?
En effet, si l’univers est dénué de toute valeur, si c’est l’homme
Qui crée les valeurs et les donne, dans sa grande bonté, à l’univers,
Si l’homme est pour le monde source de valeur,
Alors l’être humain est le centre axiologique, et non plus spatial, de l’univers.

Cette doctrine consiste donc en fait en une articulation originale
Du nihilisme et de l’anthropocentrisme
Et n’a donc pas à être considérée pour elle-même,
Mais renvoie à l’examen du nihilisme.

De ces différents écueils, nous revenons donc à notre interrogation première :
Où chercher la valeur ?
De ce qu’il est apparu,
Ni dans le sujet, ni dans l’objet
Soit parce qu’on ne peut donner une valeur à l’objet,
Soit parce qu’on ne peut l’y trouver

Se pourrait-il que l’on trouve une troisième voie ?
Une idée nous vient : peut-être n’est-ce ni dans l’objet ni dans le sujet
Qu’il faut chercher la valeur, mais dans leur rapport, et dans
Ce rapport particulier qui unit objet et sujet dans le domaine de la valeur :
L’amour

Puisqu’est recherché ce qui est digne d’amour,
N’est-ce pas par une élucidation du concept d’amour qu’il faut procéder ?

Jusqu’ici, on a cherché en vain la solution du problème des valeurs
Soit dans l’objet, soit dans le sujet
Que l’on essaie enfin de voir si on ne trouve pas cette solution
Dans leur rapport, c’est-à-dire dans l’amour.

Si tu veux savoir ce qui est aimable, adresse-toi à l’amour lui-même !

Suivons-donc cette voie pour découvrir quels paysages elle nous révèle.

Nous parvenons donc, au détour d’un sentier,
A cette question antique, qui a accompagné
L’apparition de la philosophie elle-même :
Qu’est-ce que l’amour ?

Serait-ce un sentiment qui naît entre deux esprits, et vient les unir ?
En réalité, l’amour peut se porter sur n’importe quel contenu de sens
Ainsi la nature peut être aimée, par le promeneur ou l’écologiste
La musique aussi, par l’enfant malhabile ou le virtuose...

Et ce n’est pas seulement un sentiment de plaisir
A la pensée ou la présence de l’être aimé

En réalité, sous ce sentiment de plaisir, se dissimule quelque chose
D’une toute autre nature.
L’amour est également une affirmation, un jugement, et même une thèse,
Que l’on pourrait résumer ainsi : « ceci, que j’aime, a une valeur ».

Dans la mesure où l’amour attribue une valeur à la chose aimée,
Il dit quelque chose de quelque chose, ce qui est
La définition classique du jugement

Il postule une réalité, celle d’une valeur en l’être ou l’objet aimé,
Ce qui fait de lui un genre de théorie, de thèse

Et c’est précisément ce qui le différencie du désir
Je peux désirer quelqu’un sans lui accorder de valeur
Je désire cette tarte aux pommes, sans lui accorder une place élevée
Dans la hiérarchie de valeurs
Mais lorsque je tombe amoureux, j’accorde valeur à l’aimé

L’amour nous apparaît donc maintenant à la fois
Comme un sentiment et comme une thèse
Ou plutôt, comme une thèse enfouie au cœur d’un sentiment.

Or il semble que ce versant de l’amour a été ignoré, ou
Objet de moins d’attention que son côté irrationnel ou sentimental,
Tel qu’il a pu être étudié ou célébré par
La psychanalyse, la religion, la poésie, la philosophie, etc.

La question se pose : découvrirons-nous quelque chose d’intéressant
Si nous explorons cette face cachée de l’amour ?

Nous découvrons tout d’abord une condition essentielle de l’amour,
Qui apparaît sous forme d’une loi, une loi de l’amour :
Pour aimer, il faut attribuer une valeur à l’aimé

Si je viole cette loi, et que je dis : « je t’aime, mais tu n’as aucune valeur »
Mon prétendu amour se transforme en mépris
Un genre de mépris déguisé, qui prend l’apparence de l’amour.
Nous ne pouvons même plus revendiquer le titre d’amant,
Lorsque nous violons cette condition.
Nous croyons aimer, nous voulons aimer, mais en réalité nous méprisons.

Au-delà de ça, nous découvrons que dans cette face cachée mystérieuse
Se dissimulent des lois de l’amour, comme conditions essentielles
Et cette interrogation : à quoi pourrait ressembler
Cette table des lois de l’amour ?

Une seconde loi se déduit facilement :
L’amant doit défendre l’aimé lorsque celui-ci est attaqué

Supposons que le nihiliste lance à un amoureux de la nature :
« La nature n’a aucune valeur »
Et que ce dernier garde le silence, au lieu de venir au secours de celle qu’il aime
En montrant ce qui fait sa valeur…
Quel genre d’amoureux serait-il ? Un bien piètre amant !

Et voici un nouvel exemple, similaire :
Parfois, deux amoureux dans un assaut d’éloquence se lancent à la figure
« Je t’aime, sans raison » ou « je t’aime, sans savoir pourquoi »
Cela semble admirable, mais en réalité, cela revient à dire :
« J’ai beau te regarder, je ne vois vraiment pas ce qui fait ta valeur ».

Une sorte d’insulte donc, déguisée en compliment
Et par conséquent nous rencontrons ici encore
Un genre de mépris déguisé en amour

Et ainsi nous pouvons reformuler cette seconde loi de l’amour :
Pour aimer, nous devons être capable de montrer ce qui fait la valeur de l’aimé

Or qu’avons-nous vu, tout à l’heure ?
Que le problème des valeurs n’est pas résolu
Qu’à tout jugement de valeur s’oppose un jugement égal
Que les valeurs ne sont pas fondées
Et de ce fait nous ne parvenons pas à montrer
La valeur de ce que nous aimons,
Ni la valeur négative de ce que nous détestons.

Il semble donc que pour le moment
Nos amours se révèlent être des genres de mépris déguisés,
Parce que notre rapport aux choses et aux êtres est de la forme :
« Je t’aime, sans savoir pourquoi », ou « je t’aime, sans raison ».
D’après ce qu’il apparaît, la possibilité humaine de l’amour reste à penser.

Certes, on voit de belles histoires d’amour
Il ne s’agit pas ici de nier ce qu’il y a de plus tendre et de délicat
Les grands sentiments sont bien réels
Mais l’amour n’est pas qu’un sentiment

Nous retrouvons ici simplement une doctrine classique :
L’amour est conçu comme un idéal, une exigence vers laquelle
Nous avons tendu indéfiniment sans jamais pouvoir l’atteindre.
C’est la possibilité de la réalisation de cette tâche qui semblait infinie
Qui est ici soulevée à nouveau.

Mais alors l’amour devient une chose « qui ne va plus de soi ».
Tant que l’amour n’était considéré que comme un simple sentiment de plaisir
Il était facile pour nous de savoir si nous aimions tel ou tel être ou objet.
J’ai du plaisir à contempler la nature et à m’y promener, j’aime la nature
C’est aussi simple que cela.

Si maintenant nous admettons que l’amour, du fait de sa signification,
Implique en lui-même des conditions, alors la question se pose de savoir
Si nous avons respecté toutes ces conditions dans notre rapport à l’objet.
Et si ce n’était pas le cas, alors notre rapport à l’objet n’est plus de l’amour,
Mais toute autre chose.

Il n’est de ce fait plus certain que nous aimions l’objet,
Bien que nous en ayons l’intention.
Nous voulons aimer l’objet, mais nous n’y parvenons pas
L’amour devient un problème

Il s’agit maintenant de revenir à notre question initiale
Comment cette réflexion sur l’amour peut-elle venir éclairer
Le problème des valeurs ?

Depuis la plus antique pensée, le problème des valeurs s’est ainsi posé :
Qu’est-ce qui doit être aimé ?

Mais la notion de droit ou de devoir est ruineuse :
Où se trouve ce prétendu devoir ? Dans les nuages ? Se fonde-t-il sur la raison ?
Sur Dieu ? Sur le consentement du plus grand nombre ?
Que répondre à celui qui dit : ce qui a une valeur, c’est désobéir à son devoir,
A Dieu, à la raison, au plus grand nombre ?

Ainsi, tant que l’on considère que le problème des valeurs relève du droit,
Ce fameux « droit dans les nuages », on est condamné
A ne pas pouvoir y répondre.

Mais voici une nouvelle définition de la valeur, qui évite soigneusement
La notion de droit : avoir une valeur, c’est être aimable,
C’est-à-dire pouvoir être aimé, de fait.

Cette définition n’utilise que le concept d’amour :
En fait, le concept –obscur- de valeur s’abîme entièrement
Dans celui –plus clair- d’amour et il n’est rien hors cela.
Il peut même être abandonné et la question :
« Qu’est-ce qui a une grande valeur ? » être remplacée par la question
« Qu’est-ce qui est aimable ? ».

Qu’est-ce qui peut être aimé ?
Mais tout, semble-t-il, et c’était même notre point de départ :
Toute chose, même la plus absurde ou la plus cruelle, est aimée

Mais ce que nous venons de voir,
C’est que l’amour n’est pas que ce sentiment de plaisir,
Et qu’il pouvait se renverser en mépris déguisé,
Si nous violons l’une des lois de l’amour.

Si l’amour devient un problème,
« Qu’est-ce qui peut être aimé ? » est une vraie question.

Et nous voici à présent au cœur de notre réponse au problème des valeurs :
Nous saurons donc qu’une chose qui viole une seule loi de l’amour
N’est pas aimable.
Pourquoi ? Car la violation de ces lois nous fait entrer non pas dans l’amour,
Mais dans un mépris déguisé.

Or si nous ne pouvons accéder à une chose que par
Un ou plusieurs mépris déguisés, c’est qu’elle est méprisable,
Puisque nous ne pouvons, de fait, y accéder que par mépris,
Et qu’il n’y a aucun moyen d’avoir un rapport d’amour avec elle.
Ne pouvant être que méprisée, elle ne peut être aimée :
Elle n’est donc, tout simplement pas aimable, car on ne peut, de fait, l’aimer.

Pour trouver la valeur d’une chose, c’est donc simple :
Il faut tout d’abord identifier toutes les lois de l’amour
Une fois cette « table des lois » dressée, il faut vérifier que
L’objet examiné n’a pas une nature qui fait que dans notre rapport à celui-ci,
On violera automatiquement une de ces lois.
S’il en viole une, il n’a pas de valeur ; s’il n’en viole pas, il a une valeur.

Cette liste de lois n’ayant jamais été dressée,
Le problème des valeurs n’a pu être résolu.

Si l’on veut déterminer ce qui est mangeable, il faut savoir ce qu’est manger :
Apporter à son organisme des éléments nutritifs
Qui permettent son bon fonctionnement.
Nous saurons alors qu’est mangeable seulement ce qui correspond à ce critère,
Et immangeable ce qui nuit à notre organisme.

Nous déduisons donc ce qui est mangeable de ce qu’est « manger »
De même, nous déduirons ce qui est aimable de ce qu’est « aimer ».
C’est cela que laissait entendre cette formule :
« Si tu veux savoir ce qui est aimable, adresse-toi à l’amour lui-même »

Une méthode est proposée :
Il nous faut à présent tâcher de l’appliquer, afin de tester sa résistance :
Tiendra-t-elle le choc dans sa confrontation au réel ?

Intéressons-nous à nouveau à la notion de hiérarchie,
Que nous avons déjà rencontrée dans notre définition provisoire de la valeur.
Nous pouvons peut-être nous en servir pour définir, cette fois, l’amour.
Il semble qu’en effet, aimer, ce soit poser qu’il existe une hiérarchie
Dans laquelle ce que j’aime occupe un rang élevé.

La négation de cette affirmation serait en effet une insulte qui fonde le mépris,
Que nous pourrions résumer ainsi : « je t’aime, mais tu es commun ».
L’amour implique de distinguer l’objet aimé des autres,
De le mettre sur un piédestal, de le placer à une hauteur
Que les autres n’ont pas.

Aussi chercher ce qui a une valeur, ce qui est aimable,
C’est chercher la hiérarchie réelle des êtres.

Or pour cela, il faut comprendre comment fonctionne une hiérarchie,
Dégager les conditions essentielles qui la régissent.
Voilà donc notre nouvelle question :
Qu’est-ce qu’une hiérarchie ?

Dans toute hiérarchie, il y a quelque chose que l’on pose
Comme terme le plus haut, et autre chose qu’on pose comme terme le plus bas.
De ce fait, la première des lois d’une hiérarchie est simplement :
« Toute hiérarchie se déploie entre un fond et un sommet ».
Comme nous recherchons la hiérarchie des valeurs,
Nous pouvons appeler valeur suprême le terme le plus haut de celle-ci,
Et valeur dernière son terme le plus bas.

Et voici la seconde loi :
« La place de tous les termes de la hiérarchie dérive de son terme le plus haut »
Plus une chose a d’affinités avec la valeur suprême, plus elle est aimée
Donc placée haut dans la hiérarchie, plus elle en est éloignée, moins elle l’est

Ainsi ceux qui placent le plaisir, par exemple, au sommet
De leur hiérarchie des valeurs, aiment les autres choses
D’après leur rapport intime au plaisir
S’ils avaient choisi autre chose comme valeur suprême,
Par exemple le savoir, la hiérarchie aurait été totalement différente.

Gageons, pour illustrer ceci, que dans la première hiérarchie,
Celle dont la valeur suprême est le plaisir, un bon plat serait placé plus haut
Qu’un cours de mathématique. Dans la seconde hiérarchie, ce serait l’inverse.
Et de là la troisième et dernière loi :
Puisque ce qui est le plus éloigné d’un terme est son contraire,
Alors « la valeur suprême et la valeur dernière seront toujours des contraires ».

Ainsi par exemple, celui pour lequel la valeur suprême est le bien moral
Ne détestera rien plus que le mal
Celui pour qui la chose la plus grande est la vie, craindra et haïra la mort
Sinon leur amour ne serait qu’un mépris déguisé.

Il est vrai que certains aiment la vie et voient pourtant venir
La mort avec sérénité
Mais peut-être parce qu’ils ne les opposent pas et considèrent que
La mort fait partie du cycle naturel de la vie.

La hiérarchie des valeurs se déploie entre deux contraires.
Pourtant il y a bien des choses qui ne sont ni aimables, ni détestables
Et semblent donc échapper à une hiérarchie ?

En fait si une hiérarchie est un mouvement du plus détestable
Vers le plus aimable, il faut nécessairement que ce mouvement passe
Par un point zéro : ces choses neutres, loin donc de révéler l’absence
D’une hiérarchie universelle, confortent son existence.

Si nous trouvons la valeur suprême, nous trouverons donc
Du même coup toutes les choses qui ont une valeur,
Puisque ce seront celles qui ont une affinité avec celle-ci.
Cela nous fera gagner un temps précieux :
Nous n’avons à chercher qu’une seule chose, la valeur suprême

Trouver ce qu’est l’amour, c’est trouver la valeur suprême.
Trouver la valeur suprême, c’est trouver toutes les choses aimables.
Voilà la solution chronologique du problème des valeurs.

Or cette simple loi « Toute hiérarchie se déploie entre deux contraires »
Nous révèle l’un des caractères nécessaires de la valeur suprême :
Elle doit avoir un contraire.
Nous pouvons ainsi éliminer une foule de prétendants
- Tous ceux qui n’ont pas de contraire - au titre de valeur suprême.
Nier cela serait violer une loi de l’amour, et rentrer dans un mépris déguisé.

Les individus n’ont pas de contraire, seuls les genres en ont un.
Ni toi ni moi, ni les animaux, ni cet arbre, etc.
Autant de choses qui ne pourront donc être la valeur suprême.
En revanche, la vie, la bonté, la raison ont un contraire : elles sont donc
Des candidats potentiels.

Le champ des valeurs suprêmes possibles est donc bien restreint par élimination
Seuls pourront prétendre à ce titre les genres,
Et l’on peut donc se concentrer uniquement sur un petit nombre de choses,
Ce qui facilite la recherche.

Grâce à cette simple loi, nous avons invalidé un nombre important de théories
Que notre suspension de jugement avait jusque-là épargnées :
Toutes celles qui affirment la valeur suprême d’un individu.
Ainsi par exemple l’égocentrisme ou l’égoïsme :
L’idée que ce qui a le plus de valeur, c’est Moi.

Certes le moi a un contraire, autrui. Mais il s’agit là du moi comme genre, concept, et non tel ou tel moi déterminé.
Or l’égoïste prétend que c’est son moi concret et déterminé
Qui a une valeur, non pas le Moi en général.
Or ce moi individuel, chéri par l’égoïste, n’a pas de contraire.
Pierre et Jean ne sont pas contraires, mais simplement différents.

Cela ne veut pas dire que le « moi » n’ait aucune valeur, soit méprisable.
S’il n’a pas de valeur par lui-même, il peut en acquérir une indirectement,
Par une affinité quelconque avec la valeur suprême.
Ainsi supposons que l’on découvre que la morale a une valeur,
Alors j’aurai une valeur si j’agis moralement.

Nous allons donc chercher la valeur suprême dans un genre,
Plutôt que dans un individu, ce qui nous facilitera la tâche.
Si en effet nous devions déterminer la valeur de toutes les choses individuelles,
Notre recherche ne connaîtrait pas de fin.
Mais pour trouver la valeur de l’individu, nous chercherons la valeur du genre :
Un précieux principe d’économie !

Mais voici une nouvelle loi de l’amour, le principe d’universalisation
Qui pourrait être ainsi résumé :
Pour que notre rapport à l’objet soit de l’amour, il doit être universalisable.

Prenons un exemple : aimer la justice, c’est vouloir que celle-ci soit appliquée
Dans tout système politique existant, et non pas seulement dans sa patrie.
Aimer la nature, c’est veiller à sa protection partout, et non dans tel ou tel pays.
Aimer le néant, c’est vouloir qu’ « il n’y ait plus que néant ».

Supposons que notre élan vers l’objet aimé ne porte pas en lui
Ce principe d’universalisation, alors il nous faudrait dire que
Notre rapport à l’objet n’est pas de l’amour, mais bel et un mépris déguisé.

Pour certains penseurs, ce principe d’universalisation constitue
Le cœur même de la morale,
Alors qu’il concerne en réalité l’amour.

Ce seul principe élimine quatre candidats au titre de valeur suprême.

Le principe d’universalisation permet en effet de rejeter
Les doctrines axiologiques fondées sur le « principe de collection », c’est-à-dire
Les doctrines qui fondent la valeur de leur objet sur le fait que
Celui-ci ne soit pas universalisable.

On peut voir cela en particulier dans l’univers du luxe.
L’homme fasciné par la richesse peut simplement souhaiter jouir des plaisirs
Que procurent les innombrables objets qui relèvent du luxe.
Ce n’est alors qu’un simple hédonisme, qui accorde une valeur au plaisir
Que ces objets procurent, et non à ceux-ci ; ce n’est pas ce qui nous intéresse ici.

Ce que nous voudrions examiner, c’est l’amant du luxe, celui qui aime
Le luxe pour lui-même, ces objets pour eux-mêmes, le diamant pour lui-même :
Le matérialisme des valeurs.

Ce qui se trouve au fondement du matérialisme, c’est le principe de collection,
Qui consiste en une certaine théorie sur les valeurs, qui se résume ainsi :
« Ta valeur, c’est ta rareté ».
Tel est le principe qui pousse aussi les philatélistes à collectionner les timbres,
Et de manière générale les collectionneurs à rechercher pendant
De longues années tel ou tel objet dont on peine à comprendre l’intérêt.

L’amant du luxe n’aime pas le caviar pour lui-même, mais parce que
C’est un luxe, que peu de gens peuvent se payer.
Plus le produit est rare, venant de telle ou telle région, plus il sera prisé.
Si tout le monde venait à manger du caviar, le matérialiste repousserait
Avec mépris ce dont il s’était auparavant entiché, et dégusterait autre chose.
De même, si tout le monde avait une voiture de course, ces bolides seraient
Considérés comme vulgaires ou communs par le matérialiste, et ses suffrages
Se tourneraient vers d’autres moyens de locomotion, plus rapides et très rares.

Ainsi le prétendu amour du matérialiste consiste plutôt en un genre
De mépris déguisé qu’on pourrait résumer ainsi :
« Je t’aime parce que tu es rare » ou « je t’aime, parce que tu es peu »
Et « plus tu seras peu, plus je t’aimerai ».
Son prétendu amour ressemble à celui d’un être épris de justice,
Mais qui ne souhaiterait l’instauration de la justice que dans son pays.
Un « amour » exclusif, jaloux, qui n’est en réalité que mépris.

L’exemple le plus significatif du matérialisme est probablement celui de l’avare,
Celui qui prétend aimer l’argent pour lui-même.
Ce qui fonde la valeur de l’argent, c’est que tout le monde n’en a pas :
Si l’on fait tourner la planche à billet et qu’on le distribue,
L’inflation lui fait perdre sa valeur.
Ce qui fonde sa valeur, c’est donc le fait qu’il ne soit pas universalisable.

Ainsi le matérialisme axiologique, ou amour du luxe, est un genre de mépris,
Et comme les objets du luxe, lorsqu’ils sont visés pour eux-mêmes,
Ne sont accessibles que par un genre de mépris,
Ils n’ont aucune valeur par eux-mêmes, parce qu’il n’y a en réalité
Aucune manière possible de les aimer.
En revanche, ils constituent, de fait, un objet de désir.

Tous les objets visés sur un mode reposant sur le principe de collection
Semblent ainsi être privés de toute valeur propre.
En revanche, encore une fois, ils peuvent avoir une valeur dérivée, s’ils ont
Une quelconque affinité avec ce qui serait la valeur suprême, s’il en est une.

Mais voici un second candidat au titre de valeur suprême,
Séduisant à bien des égards : l’amour.
Là encore, le principe d’universalisation semble invalider une telle prétention.

On entend parfois dire que la valeur suprême serait l’amour,
Et la plus basse son contraire : la haine.

Mais universalisé, notre amour pour l’amour nous amènerait à nous dépouiller
De toute pensée négative pour quelque contenu de sens que ce soit.
Il s’agirait de tout aimer, y compris le mal, la violence, le néant, et finalement,
La haine elle-même, principe opposé à celui que l’on prétend aimer,
Et à laquelle on accordait pourtant au départ la valeur la plus basse.
A l’inverse si nous n’aimons pas la haine, l’amour n’est plus pour nous universel

On le voit : l’amour lui-même ne peut être la valeur suprême, parce que
L’universalisation de notre rapport à celui-ci nous plonge dans
Des contradictions qui fondent son impossibilité.

L’art peut-il être considéré comme la valeur suprême ?
D’après ce que l’on a vu, l’œuvre d’art présente au spectateur
Des contenus de sens qui ont pour son auteur, l’artiste, une valeur.

Toute œuvre pose implicitement que ce qu'elle représente a un intérêt,
Donc une valeur : que ce soit le contenu du tableau, la forme
Sous laquelle celui-ci est représenté, etc.
Elle le célèbre donc.

Il est vrai que certains artistes préfèrent dénoncer, dans leurs œuvres,
Mais cela revient à célébrer son contraire :
Une œuvre d’art qui s’attaque à la tyrannie célèbre implicitement la liberté.

Cette définition de l’art comme célébration, comme « affirmation de valeur »,
Pose alors une détermination essentielle de celui-ci :
L’art est un mode spécifique d’amour. Plus précisément :
L’art est ce genre d’amour qui engendre techniquement l’aimé, qui le réalise,
Lui donne vie, lui confère l’existence.

Or on vient de voir que l’amour ne pouvait être valeur suprême.
Si l’art est mode d’amour, il ne peut non plus avoir cette prétention.
C’est donc encore ailleurs qu’il nous faudra chercher la valeur suprême,
S’il en existe une.

Le mal peut-il être la valeur suprême ?
Et nous rencontrons alors, à nouveau, le problème du fondement de la morale
Et comprenons à présent, cette reformulation :
« Le mal peut-il être aimé ? »

La difficulté est que l’amour du mal procède de plusieurs motifs contradictoires

Nous pouvons tout d’abord faire le mal par égoïsme,
Parce que nous considérons que les autres n’ont aucune espèce d’importance
Par rapport à ce qui a vraiment une valeur : nous-même.
Mais nous avons déjà vu que l’égoïsme était un échec,
Et que le Moi ne pouvait être la valeur suprême,
Ce qui suffit à invalider cette position.

Et nous pouvons faire le mal pour le mal, c’est-à-dire non pas
Par amour du moi, mais par amour du mal lui-même, par cruauté,
Amour du malheur et de la souffrance d’autrui.
Il s’agit là d’une deuxième forme de mal : le mal radical,
Une nouvelle théorie des valeurs qu’il faut considérer pour elle-même.

Or il ne peut y avoir de rapport d’amour avec le mal, car
Un tel amour ne peut être universalisé.
En effet, cet amour du mal est celui du « mal pour autrui », c’est-à-dire que
L’homme cruel ne voudrait surtout pas qu’on lui applique
Les mêmes traitements que ceux qu’il projette sur autrui.

Il ne voudrait surtout pas que le mal soit universalisé, c’est-à-dire que
La société soit fondée sur les principes qui sous-tendent ses actions,
Et que l’on puisse impunément le voler, le faire souffrir, le tuer,
Venir contrarier son plaisir et sa chère existence.

L’homme cruel prend plaisir à la souffrance d’autrui,
Non à sa propre souffrance
Ce qu’il apprécie donc, c’est tout d’abord le plaisir, non la souffrance,
Qui n’est qu’un moyen pour celui-ci, et non quelque chose qui serait aimé
En elle-même et pour elle-même.
Ensuite, il apprécie non pas la souffrance en soi, mais la souffrance d’autrui,
Une souffrance pour laquelle il perdrait tout amour si elle était universalisée.

On voit alors que le prétendu amour de l’homme cruel,
L’amour du mal pour le mal, n’est qu’un mépris déguisé pour celui-ci.
Une nouvelle fois, le mal ne peut représenter la valeur suprême.

Mais le mal sait prendre d’autres formes : cela fait partie de ses ruses,
Et c’est pourquoi il est si difficile à combattre.

On peut en effet imaginer un troisième genre de mal qui admette
L’universalisation de la cruauté, souhaite que l’humanité bascule
Dans la violence, le chaos, la guerre, et soit finalement anéantie :
Nouvelle théorie, qu’il faut penser pour elle-même !

Cette troisième forme peut se décomposer comme suit :
Rien n’a de valeur,
Donc la seule chose qui a une valeur, c’est l’anéantissement de tout.
Donc détruisons tout.

Cette doctrine axiologique repose en son premier moment
Sur un nihilisme authentique.
Néanmoins, en son deuxième moment, le mal se distingue du nihilisme
En ce qu’il accorde une valeur à une seule chose :
L’anéantissement de ce tout sans valeur.

Pour l’homme du mal radical, cette seconde proposition
Se déduit naturellement de la première,
Alors que pour le nihiliste authentique,
Ce serait pure et simple contradiction d’accorder
Une valeur à une action, l’anéantissement,
Alors qu’on vient d’affirmer que rien n’a de valeur.

Le troisième moment de cette doctrine en déduit un impératif pratique :
La destruction de toute chose.

Ainsi ce troisième genre de mal repose ultimement, sur le nihilisme,
Tout en s’en distinguant radicalement dans sa conclusion
Ce en quoi le mal est bel et bien une position axiologique consistante,
Irréductible à toute autre, y compris au nihilisme.

Il apparaît que le mal, en tant que doctrine, se déploie
A partir de doctrines axiologiques antérieures qui constituent pour lui
Comme une sorte de « fond » : l’égoïsme, la cruauté, le nihilisme.

Pour contrer cette nouvelle forme, il faut examiner le nihilisme lui-même.
Si le nihiliste a raison, et que rien n’a de valeur, alors cela pourrait faire droit
Au mal radical, qui fait fond sur le nihilisme.

Pour fonder définitivement la morale, il est donc nécessaire de prouver,
Contre le nihilisme, que quelque chose en ce monde a bel et bien une valeur,
Et que de ce fait l’anéantissement de tout et tous n’a pas de valeur.

Nous cherchions à fonder la morale, en montrant que
Le mal ne pouvait être aimé.
Une tâche délicate menée à bien, espérons-le,
Avec ses deux premières formes.

Mais nous découvrons ici un ennemi encore plus redoutable : le nihiliste.
C’est à celui-ci qu’il faut maintenant faire face, en essayant de montrer
Qu’il existe bel et bien quelque chose qui ait une valeur.
Il reste pour fonder la morale, à s’attaquer au nihilisme lui-même.

Nous comprenons mieux à présent
Comment cette méthode permet à l’enquête axiologique de se déployer :
L’exploration de l’amour nous a montré que celui-ci contenait,
Comme une condition essentielle, la notion de hiérarchie
Et avec celle-ci, le principe des contraires,
Puis le principe d’universalisation,
Qui nous ont tous deux permis de saisir certains aspects
De l’objet de notre quête : la valeur suprême.

Le sens de cette formule s’éclaire alors :
« Si tu veux savoir ce qui est aimable, demande-le à l’amour lui-même ».
C’est en effet en explorant l’amour que nous avons pu découvrir
Que sont lovées en lui les valeurs, et cela vient de ce qu’avoir une valeur,
Ce n’est rien d’autre qu’être aimable.

Ainsi une simple condition essentielle de l’amour suffit-elle à invalider
Des positions axiologiques jusque-là inébranlables, comme l’égocentrisme.
Peut-être que si nous parvenions à mettre au jour la totalité des lois de l’amour,
Alors la détermination de ce qui est aimable serait si précise qu’elle indiquerait
Par elle-même la nature de la valeur suprême.
En fait, nous pouvons imaginer plusieurs possibilités.
La question se pose : à quel résultat peut parvenir l’enquête axiologique ?

Progressivement, la découverte de nouvelles lois de l’amour amènera
A écarter certaines choses, comme ne pouvant constituer la valeur suprême.
Si nous parvenons à découvrir la totalité de ces lois, alors l’ensemble inconnu
Des choses restantes, qui ne violent aucune de ces lois, sera la valeur suprême.

Trois hypothèses peuvent être alors envisagées.
Tout d’abord les lois de l’amour peuvent être si nombreuses et si exigeantes
Qu’aucun contenu de sens ne peut de par sa nature les respecter toutes,
Et que de ce fait toute chose aura été éliminée.
En ce cas, rien ne peut être dit aimable, et le nihilisme sera fondé.

Ensuite, il se peut au contraire qu’il n’y ait que peu de lois, peu exigeantes.
En ce cas, un grand nombre de choses est aimable,
Et le pluralisme des valeurs sera fondé.

Enfin, il se peut qu’un seul contenu de sens ne viole aucune des lois de l’amour,
Et en ce cas, il n’y aura qu’une valeur suprême,
Et le monisme axiologique sera fondé.
Par là nous ne voulons pas dire qu’une seule chose aura de la valeur,
Mais que les autres choses n’auront de valeur qu’indirectement,
Par leurs affinités avec la valeur suprême.

De ce fait, il apparaît quelque chose de fondamental
Cette théorisation de l’amour
Ne rejette ni ne privilégie a priori aucune doctrine axiologique :
Ni le monisme, ni le pluralisme, ni le nihilisme.

Nous avons évoqué la valeur suprême au singulier,
Et parlé de hiérarchie des valeurs, comme s’il était sûr qu’elle existe
Ce qui a pu laisser penser que nous adoptions une position moniste,
En rejetant sans aucune argumentation le pluralisme et le nihilisme.
Notre souci de neutralité aurait volé en éclat
Et nous aurions privilégié sans raison une doctrine axiologique parmi d’autres.

En fait, nous avons au contraire, proposé une formulation de la manière dont
Le nihilisme pourrait être fondé :
Le nihilisme est la doctrine axiologique correcte si toute chose, de par sa nature,
Viole au moins une des conditions essentielles à l’amour, c’est-à-dire
Si l’on ne peut avoir de rapport avec elle que sous le mode du mépris.

Le nihilisme n’est donc pas écarté au début de l’enquête axiologique.
Au contraire, il nous accompagne, comme une ombre menaçante,
Tout au long de notre réflexion.
Ce n’est qu’à son terme qu’il sera fondé ou défait, vainqueur ou vaincu.

Le nihilisme, et par conséquent, le mal, qui repose ultimement sur celui-ci,
Peut être la solution du problème des valeurs.
D’où l’angoisse, qui nous étreint à chaque pas.

La méthode que doit adopter l’axiologie est essentiellement négative :
Elle ne procède pas en cherchant directement ce qui est aimable,
Mais procède par élimination, en écartant ce qui n’est pas aimable,
Et en réduisant petit à petit le nombre de contenus de sens à examiner,
Jusqu’à trouver la ou les valeurs suprêmes, s’il y en a.

Cette démarche négative peut-elle parvenir à un résultat positif ?
N’est-ce pas s’exposer à une enquête infinie que d’adopter
Une méthode négative ?
Non, car le nombre fini des lois de l’amour permet, une fois mises au jour,
De mettre un terme à la série des conditions qu’un contenu de sens
Doit remplir pour avoir une valeur, et de ce fait rend possible
La détermination positive de leur valeur.

De quoi a-t-il été question ici ?
Non pas de résoudre le problème des valeurs, mais simplement,
Tâche qui est plus à notre portée, d’en proposer une reformulation :
« Y a-t-il quelque chose qui puisse être aimé ? » ou encore
« Y a-t-il un contenu de sens qui puisse être atteint par l’homme
Sans que celui-ci n’ait à violer une condition essentielle de l’amour ? ».

Ce qui est proposé, au final,
C’est une nouvelle manière d’invalider une doctrine axiologique
Nous ne soutiendrons plus, de manière classique,
Que tel homme a tort d’aimer telle chose
Mais lui répondrons qu’il n’aime pas la chose,
Parce qu’il n’y a aucun moyen de l’aimer.

Par exemple, nous ne dirons pas que
L’égocentrique a tort d’aimer son Moi
Et de lui accorder la plus haute valeur
Nous dirons qu’il ne l’aime pas,
Mais le méprise, sans s’en rendre compte

En revanche, nous lui accorderons qu’il le désire,
Et même qu’il n’y a rien qu’il désire plus,
Puisque le désir est compatible avec le mépris.

Mais le sentier, déjà, se perd,
Et le souffle est court
De ce que ce panorama révèle, qui prendra la route ?

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